Qui recevait l’Esprit, et quel Esprit ?
Les courants majeurs du christianisme initiés par Irénée et Cyprien que nous avons mentionnés précédemment pensaient donc que la voix de Dieu se faisait entendre au sein de l’Église. Cependant, certains chrétiens affirmaient vivre une relation étroite avec Dieu par l’intermédiaire de son Esprit . Thomas d’Aquin (vers 1225-1274) mettait l’accent sur le rôle des rites (sacrements) dans l’expérience chrétienne et situait la vision béatifique de tous les croyants à la fin des temps, quand Dieu serait tout en tous ; cependant, certaines personnes aspiraient à faire l’expérience personnelle de la présence de Dieu. Les Confessions de saint Augustin ont peut-être joué un rôle important dans cette aspiration. À son tour, il fut influencé par le courant de l’ascétisme. Les partisans de ce courant désiraient avec force être en relation avec Dieu et rejeter tout désir mauvais. C’était une théologie de l’expérience basée sur le texte de Matthieu 5.8 - Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ! - qui appliquait les caractéristiques bibliques des prophètes aux chrétiens en dehors de la hiérarchie de l’Église. Comme Moïse, le prophète par excellence, ils verraient Dieu et seraient conduits par son Esprit.DDP 255.2
Cette expérience individuelle avec le divin ne nécessitant pas de médiateur, elle donna naissance à des groupes recherchant la présence de Dieu en dehors de tout contrôle de la hiérarchie ecclésiastique. Les fondateurs de mouvements comme les franciscains, les dominicains et plus tard la société de Jésus (les jésuites) affirmaient avoir eu des visions de la part de Dieu et désiraient réformer l’Église grâce à une relation plus personnelle avec l’Esprit. Puisqu’ils étaient globalement en accord avec l’Église occidentale sur le plan doctrinal, ils furent lentement assimilés et utilisés par la papauté pour des raisons moins nobles, comme la persécution de ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux. Cependant, tous ceux qui étaient ouverts à l’idée de l’influence de l’Esprit n’étaient pas favorables aux doctrines de l’Église. Cette aspiration à vivre une expérience directe avec Dieu reflétait indirectement le désir de s’éloigner des évêques pour obtenir des faveurs divines. Ce désir de connaître un renouveau spirituel poussa certaines personnes et certains groupes à dénoncer les péchés de la hiérarchie de l’Église. Ce furent les premiers balbutiements de la Réforme, en raison de l’accent qu’elle mettait sur la foi personnelle en Dieu .DDP 256.1
Influencées par la sociologie des religions et les méthodologies relatives à l’anthropologie, des études portant sur les figures charismatiques du christianisme utilisent le terme «mystique» pour décrire l’expérience de ceux qui voyaient Dieu et recevaient des messages de l’Esprit. Cela revient à la définition du don de prophétie évoquée précédemment. S’inspirant de cette définition, des articles populaires à propos du mysticisme chrétien tels que celui que l’on trouve sur le site Wikipédia , proposent des listes étonnantes de «mystiques». Ellen White et A. W. Tozer sont considérés comme des mystiques chrétiens de l’ère moderne, Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila et George Fox des mystiques de l’ère pré-moderne. Julienne de Norwich et Hildegarde de Bingen sont des exemples du Moyen Âge de l’expérience intime avec l’Esprit de Dieu. Cette liste est longue et évoque une présence continue du don de prophétie dans l’histoire, comme le montre A. G. Daniells. Cependant, cette liste reste très générale car, en fonction de cette définition, tout chrétien ayant éprouvé un sentiment spirituel en prière, en méditation, en vision ou en rêve peut être qualifié de mystique ou même de prophète. C’est aussi le problème avec l’étude d’A. G. Daniells. Bien que certains prophètes soient manifestement des mystiques, toutes les expériences mystiques ne sont pas nécessairement prophétiques . Cependant, un concept peut donner naissance à un autre concept et poser problème pour identifier un prophète.DDP 256.2
En dehors de la tension biblique entre les vrais et les faux prophètes, une étude postmoderne du don de prophétie ne peut ignorer l’idée plus générale relative à l’expérience des phénomènes surnaturels . Cette difficulté ou tension est cruciale pour comprendre la manifestation des dons spirituels, y compris le don de prophétie. Nous devons faire preuve d’ouverture et de prudence : ouverture, car les Écritures et la vie quotidienne nous disent que les manifestations spirituelles sont réelles ; mais prudence aussi, car les Écritures et la vie quotidienne révèlent des caractéristiques ambivalentes chez ceux qui affirment avoir ce don. Nous devons toujours nous poser la question : Qui reçoit l’Esprit, et quel Esprit ?DDP 257.1
Les critères d’évaluation sont un choix herméneutique, et nous cherchons à être conformes à ce que nous estimons être une lecture correcte des Écritures (à la fois la Bible hébraïque et le Nouveau Testament). Des éléments comme (a) la cohérence avec les révélations divines antérieures (Deutéronome 13.1-5; Ésaïe 8.20 ; 1 Corinthiens 14.28-5.8), (b) les prédictions qui se sont accomplies (Deutéronome 18.21,22 ; Jérémie 28.9), (c) les comportements droits (Matthieu 7.15-20), et (d) le fait de confesser Jésus comme le Fils messianique de Dieu qui devint homme (1 Jean 4.1-6), sont clairement mentionnés dans les Écritures. Les visions et les rêves peuvent faire partie de l’expérience prophétique, mais ce n’est pas toujours le cas et ce ne sont donc pas des caractéristiques obligatoires du don de prophétie. Même les critères proposés par l’Écriture ne sont pas toujours clairs . Par exemple, que signifie la cohérence avec les révélations antérieures ? La compréhension de Paul de la circoncision est un exemple d’abrogation de la loi biblique en raison d’une nouvelle révélation. En effet, la Torah et les prophètes n’avaient-ils pas affirmé que la circoncision serait un signe perpétuel entre Dieu et Israël ? Et qu’en est-il du critère des prédictions accomplies? Jonas n’annonça-t-il pas que Ninive serait détruite après quarante jours ? Or ce ne fut pas le cas . Le critère du comportement est aussi complexe. Certaines personnes très méritantes ne sont pas pour autant des prophètes (Mère Teresa, par exemple), et certains prophètes ne se sont pas bien comportés (David, par exemple). Le critère biblique concernant l’identification de Jésus au Messie incarné semble plus fiable, mais peut également poser problème .DDP 257.2
Tout cela nous encourage à faire preuve d’humilité, et cela est vrai pour ceux qui affirment être des prophètes et pour ceux qui les observent. Comme le dit Jérémie, le cœur de l’homme est trompeur (Jérémie 17.9; voir aussi Romains 7.14,15). Ainsi, nous devons avoir les dispositions d’esprit du Christ qui nous sont accordées par son Esprit de façon à savoir faire la distinction entre la vérité et l’erreur (1 Corinthiens 2.10-16). Cela étant dit, pour conclure, nous adoptons la définition large d’un prophète conformément au Nouveau Testament et aux Pères apostoliques, à savoir qu’il s’agit d’un porte-parole appelé directement par Dieu. Les prophètes n’ont peut-être pas de visions, de rêves ou d’expériences extatiques comme Ézéchiel, Jean et Ellen White. Quand nous n’avons pas d’informations suffisantes sur un cas précis, nous devrions éviter de déclarer trop rapidement que telle ou telle personne est un vrai ou un faux prophète, de façon à laisser le champ des possibilités ouvert. Quand nous avons suffisamment d’informations sur les personnes qui affirment avoir vécu une expérience spirituelle particulière, nous devrions évaluer leur vie et leurs enseignements en fonction des Écritures. Nous conclurons ce chapitre avec l’étude du don de prophétie au Moyen Âge.DDP 258.1