Le don de prophétie à l’époque de la Réforme
Voici ce que déclare Diane Watt : «Tout au long de la période médiévale et des débuts de l’ère moderne, quel que soit leur rang social ou leur niveau d’éducation, des hommes et des femmes se sont déclarés prophètes et ont affirmé avoir des visions venant de Dieu dans le but de proclamer son message au peuple. Le contenu de ces révélations divines pouvait être doctrinal, sotériologique, apocalyptique, millénariste ou chiliastique, orthodoxe ou hérétique, religieux ou politique .» Ces révélations prophétiques pouvaient prendre différentes formes. Certaines personnes étaient des prophètes ou des porte-parole de Dieu, et elles prédisaient parfois l’avenir dans le sens populaire du terme. D’autres personnes étaient des mystiques et vivaient en communion étroite avec Dieu. D’autres encore avaient des révélations sur la perfection, alors que certaines personnes étaient visionnaires et recevaient des révélations sur les réalités transcendantes . En France, en Angleterre, en Allemagne, aux PaysBas et en Suisse, ces personnes ayant le don de prophétie «pensaient être appelées à transmettre un message divin et à témoigner auprès du monde ».DDP 267.4
Les visionnaires catholiques et protestants étaient nombreux à l’époque de la Réforme . Pourtant, tous les réformateurs magistériels du XVIe siècle rejetaient les rêves et les visions prophétiques et ne pensaient pas posséder ce don de prophétie surnaturel. Pour eux, le don de prophétie n’avait plus d’utilité depuis la fin de la rédaction du Nouveau Testament. Cette conclusion s’explique en partie par les excès et le fanatisme de certaines personnes, et notamment des partisans de Thomas Müntzer, des prophètes de Zwickau et des spiritualistes de saint Gall.DDP 268.1
Martin Luther
En 1521-1522, alors que Martin Luther se cachait dans le château de la Wartbourg après avoir défié l’Empereur à Worms en avril 1521, Andreas Karlstadt et d’autres proches de Luther tentèrent de mettre en application certains des changements qu’il avait amorcés en raison de ses nouvelles idées théologiques. Certains de ces changements concernaient la célébration de la Cène sans référence au sacrifice et à la présence réelle du Christ, ainsi que la suppression des images dans les églises. Certaines de ces innovations donnèrent lieu à des épisodes fanatiques et incitèrent ensuite Luther à prendre du recul avec ces réformes.DDP 268.2
Karlstadt, qui avait été un ami et un allié très proche de Luther, devint son ennemi farouche, et quand Luther retourna à Wittenberg en mars 1522, il lutta contre les réformes que Karlstadt avait lancées en son absence . Parmi les reproches formulés à l’égard de Karstadt, Luther déclara notamment que son ancien ami faisait preuve du même fanatisme que Thomas Müntzer et les prophètes de Zwickau. Il contesta les déclarations de ces réformateurs qui affirmaient recevoir directement des visions de Dieu et entendre «la voix même de Dieu». Karlstadt affirma catégoriquement avoir reçu des visions de Dieu, mais Luther ne changea pas d’avis au sujet de son ancien ami, et il le considéra définitivement comme un hérétique et un fanatique.DDP 268.3
Entrés en contact avec Thomas Müntzer en 1521, les prophètes de Zwickau fuirent à Wittenberg en décembre de cette même année. Ils rejetaient le baptême des nourrissons, affirmaient recevoir des révélations de Dieu et prônaient l’usage de la force contre les athées. De nombreux historiens affirment qu’ils influencèrent Karlstadt dans les réformes qu’il engagea en l’absence de Luther. Cependant, les preuves ne sont pas concluantes. Quoi qu’il en soit, leur position concernant les visions et les révélations en dehors de la Parole de Dieu n’était pas compatible avec la Sola Scriptura de Luther et était perçue comme une menace à l’autorité biblique .DDP 269.1
Rédigée en décembre 1524 et janvier 1525, Against the Heavenly Prophets [Menace contre les prophètes divins] fut une attaque virulente contre Karlstadt et les prophètes de Zwickau. Même si Karlstadt tenta de prendre du recul vis-à-vis des révélations et des pratiques peu orthodoxes des prophètes de Zwickau, Luther continua à les associer . Douze ans plus tard, dans les articles de Smalkalde de 1537, Luther continua à rejeter toute nouvelle manifestation de la révélation divine en dehors de la Bible. D’après lui, les réformateurs radicaux enseignaient aux gens qu’ils devaient étudier le grec en dehors de la Bible, et s’intéresser avant tout à leurs propres sentiments, à leurs pensées et à d’autres expériences prétendument spirituelles. Toutes ces manifestations étaient suspectes puisqu’elles remplaçaient la Parole de Dieu qui, seule, devait faire autorité en matière de foi. Luther écrivit : «Concernant les questions relatives à la Parole verbale, nous devons réaffirmer que Dieu n’accorde son Esprit ou sa grâce à personne, si ce n’est par l’intermédiaire de la Parole ou en lien avec la Parole qui est prééminente. Ceci nous protège des enthousiastes (c’est-à-dire de ceux qui affirment avoir l’Esprit sans et avant la Parole). Ils jugent l’Écriture ou la Parole prononcée et l’expliquent comme ils l’entendent, comme [Thomas] Müntzer l’a fait.» Luther comparaît aussi ces nouvelles révélations aux déclarations non bibliques de la papauté, qui sont «contraires à l’Écriture et au-dessus de la Parole révélée ».DDP 269.2
Les visionnaires anabaptistes
Après l’époque des actions menées par Thomas Münzter à Zwickau et, plus tard, des incidents révolutionnaires de Münster (de février 1534 à juin 1535), ceux qui tentèrent d’imposer des réformes plus radicales à celles mises en place par Luther furent soupçonnés de fanatisme. Malgré certaines différences entre les diverses branches de l’anabaptisme - entre ses tendances militantes d’une part et ses tendances quiétistes d’autre part - tout groupe tenté par l’extrémisme ou désireux de lancer une réforme plus profonde était considéré comme «anabaptiste». De nombreuses communautés indépendantes qui ne cherchaient pas à susciter un antagonisme furent malheureusement associées aux groupes les plus violents et apocalyptiques du mouvement.DDP 270.1
Le groupe des «protestants du protestantisme», comme les décrit Roger Olson, comprend trois sous-groupes distincts : les anabaptistes, les spiritualistes et les rationalistes opposés à la Trinité. Le groupe le plus important et exerçant la plus grande influence était les anabaptistes qui eurent un impact significatif sur la théologie chrétienne grâce à des responsables comme Balthasar Hubmaier et Menno Simons (dont le nom fut gardé secret par les mennonites). Ce groupe appelé «les frères suisses» vit donc le jour en Suisse et avait une déclaration de foi simple rédigée en 1527, la Confession de Schleitheim.DDP 270.2
Pour les catholiques qui faisaient peu de distinction entre les «luthériens» et les «anabaptistes », cette dernière appellation devint un motif bien pratique pour évoquer des intentions révolutionnaires contre la monarchie. Étant donné que le roi de France François Ier croyait que les protestants de son pays étaient anabaptistes, Jean Calvin commença à réfuter ses propos en rédigeant sa première édition de L’Institution de la religion chrétienne en 1535, l’année qui suivit les événements de Münster. Dans chaque édition de L’Institution, Calvin évoquait son opposition aux réformateurs radicaux. Comme cela s’était produit pour Luther avec Karlstadt - parmi les protestants - l’appellation «anabaptiste» devint le terme permettant de désigner toute personne associée au mouvement protestant en opposition avec l’État et ayant des visions venant s’ajouter à la révélation de la volonté de Dieu dans l’Écriture. Mais certains responsables anabaptistes charismatiques croyaient à la Nouvelle Jérusalem terrestre. D’après l’historien Geoffrey Treasure, parmi eux se trouvait «Melchior Hoffman, qui cherchait à définir une position théologique alternative à celle de Luther. Les Églises devaient être dirigées par les prophètes, et les prophètes devaient être soumis aux «messagers apostoliques»».DDP 270.3
Melchior Hoffman débuta son ministère en tant qu’évangéliste luthérien, mais Luther le désavoua rapidement en raison de ses convictions apocalyptiques et de son rejet de la Cène en tant que sacrement. Hoffman faisait une interprétation allégorique de l’Écriture et du don de prophétie, notamment des livres de Daniel et de l’Apocalypse. Parce qu’il croyait aux visions, il pensait que la fin du monde était proche. Son intérêt pour le don de prophétie et la proximité du retour du Christ était nourri par les rêves et les visions de certains de ses disciples, Leonhard et Ursula Jost, Barbara Rebstock, et d’autres encore. Ils l’encouragèrent à penser que Strasbourg serait la Jérusalem spirituelle et que lui-même était un nouvel Élie choisi pour annoncer les événements à venir .DDP 271.1
Certains disciples d’Hoffman arrivèrent à Münster, dans le nord de l’Allemagne, en 1534. Jan Matthys trouva dans cette région plusieurs prédicateurs qui étaient d’accord avec lui, et une nouvelle prophétie leur fit dire que, finalement, la nouvelle Jérusalem se trouvait à Münster. L’autre nouveauté fut le recours à la violence. D’après l’historien mennonite Cornelius Dyck, «Hoffman était pacifique et il encourageait ses partisans à attendre que Dieu établisse son royaume au moment venu. La possibilité de faire appel à ses fidèles pour contribuer à vaincre le mal par les armes était une option, mais seulement au retour du Christ. Lui-même leur donnerait des épées». Cependant, Matthys enseignait que les fidèles devaient se préparer pour le retour du Christ et trouver leur place dans son royaume en détruisant les méchants. Tous les habitants de Münster furent contraints de se faire baptiser et de se joindre à la communauté, sinon ils devaient quitter la ville. Des préparatifs furent entrepris en vue de la bataille ultime contre les méchants, mais une armée rassemblée par les princes allemands finit par prendre la ville le 24 juin 1535 .DDP 271.2
En raison de ce triste épisode, les anabaptistes acquirent une mauvaise réputation partout. Ils étaient désormais considérés comme des visionnaires et des révolutionnaires, et donc persécutés. En réaction à cette situation et à la confusion qu’elle sema, Luther et Calvin, ainsi que les réformateurs magistériels en général, prirent fermement position contre les anabaptistes et les prophéties modernes. Ce sont également ces événements qui poussèrent les réformateurs à mettre l’accent sur la sola Scriptura, le seul critère fiable en matière de doctrine. Les visionnaires et leurs révélations personnelles ayant tendance à produire fanatisme et confusion, la Parole de Dieu exprimée dans l’Écriture devint plus que jamais le seul critère de foi et de pratique. La fiabilité de la Parole de Dieu était l’unique réponse aux visions et aux révélations subjectives.DDP 271.3
Pourtant, les adventistes du septième jour partagent un certain nombre des croyances des anabaptistes. Luther croyait à la prêtrise de tous les croyants, et cette idée fut pleinement adoptée par les anabaptistes qui pensaient que, grâce à l’action du Saint-Esprit, les croyants pouvaient comprendre l’Écriture par eux-mêmes. Leur approche du ministère était plus collégiale et ils ne faisaient pas de distinction claire entre le clergé et les laïcs, comme c’était le cas des luthériens. Les anabaptistes acceptaient la fiabilité de l’Écriture d’une façon que les luthériens n’avaient pas envisagée. Le principe de sola Scriptura poussa certains anabaptistes à croire au nuda Scriptura (rien que l’Écriture) et à rejeter toute autorité établie pour l’interpréter. Ce type d’approche suscita un fort individualisme et, par conséquent, le rejet de toute autorité laïque ou religieuse niant la manifestation de certains dons spirituels. Les premiers adventistes acceptèrent cette approche de l’Écriture et des dons spirituels.DDP 272.1
Jean Calvin
Comme ses prédécesseurs, Jean Calvin considérait que seule la Parole de Dieu faisait autorité, et qu’elle était la seule source fiable en matière de doctrine et de croyance. Il rejetait aussi l’idée que les chrétiens pouvaient découvrir la volonté de Dieu en dehors de l’Écriture, dans des révélations spirituelles et des visions. Les réformateurs radicaux et les anabaptistes qui affirmaient pouvoir communiquer avec l’Esprit étaient donc suspects. Pour Calvin, on ne pouvait croire à l’Écriture et croire en même temps aux révélations extra-bibliques. Croire aux visions et aux révélations revenait à rejeter la Parole de Dieu.DDP 272.2
Dans sa dernière édition de son Institution de la religion chrétienne, il déclara ceci dans la partie consacrée aux principes de piété qui sont corrompus par les fanatiques qui confondent révélations personnelles et Parole de Dieu : «Ceux qui, rejetant l’Écriture, imaginent avoir la possibilité de mieux connaître Dieu, ne sont pas tant dans l’erreur que dans la folie .» Il dit aussi : «Tout esprit qui réfute la sagesse de la Parole de Dieu et met en avant d’autres doctrines est, à juste titre, soupçonné de faire preuve de vanité et de mensonge .» Il considérait aussi que les révélations particulières et les dons de l’Esprit ne pouvaient supplanter les paroles de Dieu exprimées dans l’Écriture. «Dieu n’a pas adressé ses paroles aux hommes de façon irréfléchie dans l’intention de les abolir au moment où l’Esprit interviendrait. Mais il eut recours à l’Esprit, grâce auquel il avait exprimé ses paroles, pour compléter son action et confirmer clairement ses paroles . »DDP 273.1
Cependant, c’est dans ses commentaires sur l’Écriture que Calvin est le plus explicite s’agissant des révélations et des visions. Pour lui, le don de prophétie n’est rien de plus qu’une faculté de discernement et de sagesse accrue. Dans son commentaire sur le texte d’Actes 2.17,18 qui fait référence à Joël 2.28,29, il déclare que «le mot «prophétiser» n’évoque rien d’autre que le don rare et supérieur de la compréhension. [...]. Dans le royaume du Christ, il n’y aura que quelques prophètes, [.] mais tous les hommes feront preuve d’une grande sagesse spirituelle caractéristique de l’excellence prophétique ».DDP 273.2
Son commentaire sur 1 Corinthiens nous permet aussi de mieux comprendre sa pensée. Au sujet du texte de 1 Corinthiens 12.28 et de la mention du don de prophétie dans la liste des dons établie par Paul, il déclara : «Par ce terme [prophète] il évoque (à mon avis) non pas ceux qui avaient le don de prophétie, mais ceux qui avaient un don particulier, pas uniquement pour interpréter l’Écriture, mais aussi pour la mettre en pratique avec sagesse aujourd’hui.» Il poursuit : «Ainsi, comprenons la notion de «prophètes» comme étant avant tout des interprètes éminents de l’Écriture, et des personnes ayant une sagesse et une capacité peu communes leur permettant de comprendre les besoins de l’Église et d’y répondre, et étant donc des ambassadeurs capables de communiquer la volonté de Dieu .» Dans son commentaire sur les textes de 1 Corinthiens 12.28 et 14.3, Calvin affirme qu’avoir le don de prophétie signifie édifier, exhorter et consoler. Il rejette tout lien et toute association avec le don consistant à prédire l’avenir .DDP 273.3
Les puritains
Quelques générations après les réformateurs radicaux et anabaptistes, les puritains d’Angleterre furent aussi confrontés à l’émergence de plusieurs mouvements de visionnaires et de prophètes. Ils réagirent de la même façon à ces manifestations spirituelles que les réformateurs, et ils s’alignèrent sur le protestantisme. Les puritains comprenaient les propos de Paul concernant 1 Corinthiens 14 sur le don de prophétie comme «une activité relative à l’exégèse biblique associée au témoignage personnel et à l’exhortation, une fois que le prédicateur avait fait son devoir. Tout le monde pouvait être concerné.» Au XVIe et au XVIIe siècle, les chrétiens d’Angleterre furent confrontés à l’arrivée «d’un grand nombre de faux christs et de personnes au parcours obscur affirmant être Hénoch, Élie ou autre figure extatique de la Bible». En dénonçant ces faux prophètes, les protestants affirmaient généralement que le don de prophétie avait disparu au fil du temps et que Dieu ne faisait plus de révélations surnaturelles.DDP 274.1